lundi 8 septembre 2014

Pirouette dans le caniveau

Aesculus hippocastanum,
également appelé marronnier
chez les plumitifs de bas niveau
Une nouvelle année scolaire débute.

Dans un élan commun puissant de grégarisme, avec ce bel ensemble dans le mouvement qu'acquiert la troupe soldatesque rompue depuis des années à la discipline, les medias dominants se jettent sur tout ce qui a trait à la scolarité comme la vérole sur le bas-clergé.


Nouvelle année scolaire, nouvelle année de luttes : depuis janvier 2013, la réforme dite des "rythmes scolaires" occupe mon temps personnel et de loisir bien plus que je ne l'aurai cru possible.
De manifs en manifs, de débats en débats, depuis les groupes de discussion du zéro réseau social par excellence* où s'écharpent gaillardement tout un tas de gens a priori pas plus bêtes que la moyenne pour une virgule mal placée ou pour s'être laissé piéger à écrire comme ils pensent (c'est à dire sans filtre), je bouffe Peillon, je mâche Hamon et maintenant je déglutis Vallaud-Belkacem.
Une tête de mort au guide
des réformes indigeste : à éviter
Autant le dire en deux mots : le cuistot change, mais le plat est toujours aussi immangeable.

Samedi 6 septembre 2014, 15h00.

Nous arrivons place Colette à Paris en déambulant sur l'avenue de l'Opéra depuis le métro Pyramides. Au lieu du départ de la manifestation, un attroupement et plusieurs écharpes tricolores.
Cette nouvelle manifestation, la première de la nouvelle année scolaire, est à l'initiative des élus opposés à la réforme.
Par l'effet du grégarisme cité plus haut, une petite nuée de caméras et de micros tournicote autour des dromadaires de Christian Schoettl, en attendant une déclaration de Nicolas Dupont-Aignan.

Nous déployons nos 6 mètres de banderole. Abordés par un mec à l'haleine houblonnée, nous expliquons le pourquoi de la manif. Il acquiesce et discute un peu. Pour un type imprégné en mode Ernest Déhaif, il paraît assez lucide.
Galoche citoyenne (allégorie)
J'ai confirmation quelques instants après de sa lucidité en peignant à grands traits le tableau noir de la réforme devant des dames qui confessent assez vite avoir défilé contre le mariage gay. Je me fais un plaisir de glisser qu'on pourrait me qualifier d'extrême-gauche (grimace à demi terrifiée mais pas vraiment convaincue : quoi, ce gentil papa avec sa fille dans les bras et l'autre dans sa poussette, un horrible gaucho au couteau entre les dents ?). Ces dames sont moins bourrées que le mec d'avant, mais elles confondent leur débat moraliste avec notre lutte argumentée... tant pis.

"On est avec vous", entendons-nous de gauche et de droite. C'est mieux que "démerdez-vous", mais c'est quand même pas Byzance. Le cortège s'ébranle. Nous marchons longuement. Nous crions fort, mais toujours la même chanson : personne n'a pensé à emmener les paroles des chansons anti-réforme. Bravo les devoirs de vacances !
Traversée du Louvre. Traversée de la Seine. On enfile les petites rues trop étroites pour la banderole, mais où ça résonne bien quand je hurle "ABROGATION !" à m'en faire péter les poumons.

Commerçant inquiet
qui pense
tout haut
(illustration)
Marcher, marcher, chanter, chanter. Par ci par là, les regards mi-inquiets mi-curieux des commerçants des beaux quartiers : ils en font du bruit, pourvu qu'ils pètent pas ma vitrine, mais pourquoi ils sont en jaune, c'est des éboueurs ou quoi... On les entend presque penser. Ou bien je me fais des idées...

Le boulevard Saint Germain se profile, on s'assied par terre un instant sous le nez des z'automobilistes qui n'en demandaient sûrement pas tant. Paniquée, la nénette qui a déposé la déclaration de manif et qui s'est tellement pomponnée pour se montrer aux caméras qu'elle pourrait passer pour un infomercial de Maybelline s'agite : "dépêchez vous, on va rater l'audience au ministère !
- Pfff, ils ne nous recevront jamais.
- Mais si, mais si !
- Ben tiens..."

"Ceci n'est pas un cordon de bleus"
(R. Magritte)
Debout, on repart après deux minutes au sol. A droite, rue de Grenelle. On marche. Bientôt l'arrivée au barrage devant le ministère si tout se passe comme d'hab. Manque de pot, au croisement avec Raspail, la rue de Grenelle est bloquée par un cordon de bleus.

Volte soudaine des dromadaires, on ne comprend pas, ça proteste : déjà qu'au début, on devait aller vers l'Elysée, puis vers Matignon, et là finalement on n'arrive même pas au ministère de l'(in)éducation nationale ? Mais c'est quoi, ce gros bordel ?
Remue-ménage citoyen, ah les bâtards, tellement dégonflés qu'ils nous refusent le droit d'aller gueuler sous leurs fenêtres. On suit la direction indiquée par les flics, plusieurs suggèrent de forcer le cordon, mais ça paraît dingue d'envisager un truc pareil alors que tant de mômes sont présents dans le défilé et vont subir du lacrymo si ça dégénère.
"Ceci est un cordon de bleus"
(C. Pasqua)
Métro rue du Bac, terminus du défilé. Sans les casques à la ceinture (bon signe), le cordon de bleus
s'étire avec régularité derrière les barrières, sous un soleil bienvenue et pas trop assommant. Nouvelle gueulante : putain, ils ont pas le droit, il faut forcer les barrages.

Sans vouloir me la péter, je pense que je suis devenu assez fort en manif. Trois individus en civil passent en file indienne à côté de moi, dont deux avec oreillettes. Je dis tout haut et bien fort : "et si on demandait ce qu'il se passe aux R.G. ?". La dernière personne de la file s'arrête, une fille dont la voix me parle : je pense qu'on l'a déjà eue au téléphone au sujet des manifs de 2013-2014.
Je le vaux bien ! Où est la caméra ?
Stupeur : nous apprenons que nous sommes bien sur le dernier trajet de manif déclaré, et qu'à part miss Makeup, personne dans le défilé n'était au courant du parcours.
Histoire d'apaiser un peu les esprits qui s'échauffent, je relaie l'info aux manifestants autour de moi.

Les mâchoires pendent, on est tous sur le cul. Makeup s'approche et me confirme que c'est bien ça qui a été convenu. Pas un mot pour déplorer le ratage de communication, pas une pensée pour tous les écoeurés du défilé qui ont envisagé très sérieusement le passage en force.
Sondeur officiel et totalement
impartial.
Tu penses, elle est bien trop obnubilée par la perspective de sa nouvelle visite au ministère, où (nous l'apprendrons plus tard) un nouveau sous-fifre a annoné fidèlement sa leçon pour mériter son susucre, à savoir "un-sondage-exclusif-CSA-a-montré-que-quatre-vingt-pour-cent-des-parents-approuvent-la-réforme". Bon toutou, avec un peu de pot, le
nouveau perroquet que Hollande a installé au perchoir ministériel te donnera des croquettes en plus.

Les animatrices qui défilent derrière nous regroupent les gosses et les asseyent par terre pour jouer. "Le facteur n'est pas passé..." et les gosses s'amusent, le boulevard Raspail est à eux tandis qu'on glande et qu'on s'emmerde en espérant --sans trop y croire, pour ma part, je reconnais une défaite quand j'en vois une--- que l'audience aboutira à quelque chose.

Un, deux, trois, soleil, les mômes sont énervés, fatigués, j'ai envie de m'asseoir et de pioncer, on s'esquive comme des voleurs pour aller se rafraîchir au bistrot de la rue du Bac, pas loin.

Déception, déception, déception.

Certes, c'était le premier week-end de l'année, et bien des élus et des intervenants associatifs et des parents étaient occupés par les inscriptions des gosses dans les divers forums.

Mais une fois de plus, nous payons le prix amer de la confiance mal placée en des personnes qui, j'en suis convaincue, vendraient père et mère pour avoir leur binette dans les gazettes ou à la tévé.

Et quid de la réforme, pendant ce temps-là ? Quel espace médiatique reste-t-il pour que des plumitifs courageux s'emparent de ce sujet complexe et en donnent une lecture qui ne soit pas déformée jusqu'à l'écoeurement par le poids malsain de la doxa gouvernementale ?
Bordel de merde, y a-t-il un journaliste dans la salle ? Un vrai, un qui bosse, qui sait additionner deux et deux ?
"Fair play"
(M. Friedman & co.)

Je remue de noires pensées en réintégrant lentement ma banlieue... Fatigué physiquement et moralement éreinté par ce nouvel écueil contre lequel notre volonté de faire exister le débat sur ce problème transverse à toute la société vient de se heurter, j'en viens à me dire que nous vivons dans un système bien particulier, un système qu'on pourrait appeler la démocratie capitaliste. Une voix par électeur, mais bizarrement, plus l'électeur est riche et influent, plus sa voix pèse et plus la tienne s'allège.

C'est ce qui permet à une minorité ignorante de la réalité de terrain d'imposer des mesures ratées et coûteuses. C'est ce qui permet à un appareil d'état d'ignorer l'existence d'un problème même quand on lui en apporte les preuves, et de pousser le vice jusqu'à poursuivre ceux qui laissent parler leur colère face à cette indigence intellectuelle verticalement imposée. C'est ce qui permet de préparer, petit à petit, un pays tout entier à accepter tout ce qu'on lui sert, sans se sentir concerné, parce que, voyez-vous, c'est leur problème**.

"Vous ne pensez pas qu'il y a plus grave, quand même ?
- Mais si, ma bonne dame, justement, c'est pour ça qu'on doit se bouger !"
(im)Patients
Car voyez-vous, quand vous allez aux urgences à l'hôpital pour qu'on vous prenne en charge après vous être cassé le bras en glissant sur une peau de banane, vous allez attendre avec des gens qui ont des petites coupures, des gens qui ont été ravagés par un accident de bagnole... petit bobo, gros bob, dans tous ces problèmes, il y en a de plus graves que d'autres, mais tous doivent être soignés : il n'y a pas de mal négligeable.

Est-il anormal de penser que les gouvernants d'un pays riche comme le nôtre puissent être en mesure de s'occuper de plusieurs problèmes de société à la fois ? A défaut de quoi, d'ailleurs, la justification de l'existence de multiples ministères serait difficile à établir, puisque s'il faut traiter un seul problème à la fois, on n'a peut être besoin que d'un seul ministre à la fois.
Et encore, faut voir les ministres...

Aujourd'hui, comme hier, gravons au fer à souder au plus profond de nos boîtes à synapses cet adage simplet mais tellement actuel : la citoyenneté ne s'use que lorsqu'on ne s'en sert pas. Comme disaient les poètes, c'est pas nous qui sommes à la rue, c'est la rue kétanou.

--G4rF--

*indice : ça commence par Face et ça finit par Book.
**relisez Matin brun, ça devrait éveiller un écho.

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